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Zombies post-apocalyptique, démons invisibles et petites filles possédées sont agréables à savourer dans une salle de cinéma ou sur petit écran. Mais tressaillir au théâtre autant que devant L’Exorciste un soir d’hiver, en voilà une idée qui fait sourire et qui n’a rien de bien terrifiant… Difficile en effet de penser le théâtre comme suffisamment immersif pour provoquer cette terreur délicieuse propre aux films d’épouvante. Et pourtant…

 

Tout commence dans un théâtre du 15ème arrondissement de Paris. Dans le petit salon, une invitation à une lecture sur la comtesse Bathory, plus connu sous le nom de " comtesse sanglante " en raison de son goût prononcé pour l’immersion dans le sang de vierges. Une soirée dévolue à deux tueurs en série historique. Un hasard ? Pas le temps de s’interroger, la salle du spectacle se trouve au dernier étage, en haut d’une flopée de marches grinçantes et étroites. Il faut suivre l’ouvreuse au " paradis " pour mieux pénétrer en enfer. 

 

Nuit noire 

 

La salle est minuscule, sous les toits. Le plafond est bas, l’unique ouverture, une sorte de velux, a été murée. Les bruits de dehors ne filtrent pas, ni même ceux de l’étage inférieur où se tient un petit restaurant. L’isolement est total, seul les plaintes du bois se font entendre, mais ces grincements ne tardent pas à être agrémentés d’un autre son. Sur scène, un homme commence à jouer du violoncelle pendant que le public s’installe. Il fait sonner les cordes si doucement que les notes sont à peine audible. Puis le volume augmente jusqu’à transformer le son de l’instrument en une sorte de hurlement symphonique. Un cri, c’est cela oui, ou plutôt une supplique.

 

Puis c’est le noir total. L’obscurité est agréable. Elle invite à fermer les yeux, l’agitation de la ville et de la journée est loin, très loin. Une voix s’élève alors dans l’obscurité posée, masculine, agréable. Cette voix va scander tout le spectacle. Heureusement car elle charme quiconque l’écoute. Une forme de sensualité s’en dégage. La manière dont son timbre change, dont sa prononciation s’emballe quand il parle des crimes de l’Éventreur est quelque peu inquiétante cependant. La diction est parfaite, survoltée et en même temps calme, analytique, calculée… Comme les crimes de l’Éventreur

 

L’obscurité invite à imaginer le visage de celui qui parle. Un homme séduisant. Privé de lumière pendant une heure et demie, l’esprit s’agite, devient plus perméable aux fantasmes et aux images que la voix distille. Le texte contamine l’imagination. Les métaphores du vampire, parsemées ça et là, sont de plus en plus prégnantes. Jack est un homme séduisant, qui n’effraie pas ses victimes, un homme probablement fin mais d’une force redoutable, un homme visiblement aisé, un dandy qui charme ses femmes avant de les vider de leur sang.

 

Rouge sang 

 

Le sang… Il est omniprésent, comment cela peut-il en être autrement ? Quand Jack l’Éventreur commet ses méfaits, une très faible lanterne, une chandelle ou une lampe torche est allumée quelque part sur la scène. La seule couleur que l’on perçoit dans la pénombre est le rouge : les mains rougies de la victime, les mains du narrateur plongées dans un liquide rougeâtre contenu dans une fiole de légiste.

 

Une danseuse porte un masque de femme grossier, dénué de toute singularité, un peu comme le visage de Mary Jane Kely, la dernière victime de l’Éventreur que le meurtrier a tenté d' " anonymiser " en lui volant son visage. Elle interprète les sévices infligés aux sept victimes dans une série de corps à corps avec son meurtrier. Tout est en ombre et en soupirs. À nouveau, une forme de sensualité macabre et dérangeante s’invite sur les planches. Impossible de détourner le regard. Pourtant, il se passe résolument quelque chose de malsain et d’aussi fascinant que les crimes sanglants de l’éventreur de white Chappel. Malgré la bonne conscience, malgré l’horreur inspirée par les sévices qu’on subit les victimes, la pièce plonge dans l’inconscient pour y agacer les désirs les plus sombres, les pensées les plus inavouables. Et c’est cela, une mise en scène réussie. Pousser le spectateur dans un retranchement où il n’a pas envie d’aller.

 

Le contexte d’écriture de la pièce est significatif de cet état de fascination-répulsion que les bonnes gens refrènent. Desnos l’écrit en 1928, suite à une série de meurtres de femmes perpétrée à Saint-Denis. Les victimes sont retrouvées éventrer, mutiler. Aucun indice ne permet de remonter la piste du tueur. Les fantasmes fusent. Ils n’attendent qu’une étincelle pour mettre le feu aux poudres de l’imaginaire collectif. Le dernier crime de l’éventreur remonte à 1888, d’après les enquêteurs, à cette date-là, Jack est un jeune homme, probablement de bonne famille. Et si l’Éventreur de Londres avait traversé la Manche pour rejoindre Paris ?

 

En 2013, date de la représentation, on le sait mort, mais pour autant, la mise en scène est telle qu’une question insolite, impensable, presque aussi inenvisageable que la barbarie de l’éventreur : Et si, pendant une heure et demie, plongée dans la pénombre, Jack était tapi quelque part dans l’ombre du théâtre ? Ou dans la lumière de la salle, lui qui, selon les spécialistes, aimait tant se mettre en scène ? Affaire non classée…

 

 

 

Jack l’Eventreur, mise en scène de Vincent Poirier,

texte de Robert Desnos,

avec Nicolas Rivals et Armelle Goujet,

février 2013.

 

Théâtre horrifique
Orlane Escoffier

Critique / Théâtre

20/03/2014

 

" L'art ne transforme pas. Il formule." Roy Lichtenstein

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