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aux origines

" Barbaggio est une ville effrayante ", confie Jean-Claude, doyen de 91 ans, en portant son regard sur la place qu’il domine de son balcon. Caniveaux éventrés, rues ballantes, habitations endeuillées, la petite ville de Haute-Corse accuse un vide qui fait frémir.

 

Aux yeux du grand public, l’île de beauté constitue un hameau fait de soleil et de sable, d’eau de mer et de maquis. Lunettes, corps exposés et orteils en éventail, telles sont les caractéristiques inhérentes aux touristes accostant ces rivages, le sourire d’une oreille à l’autre. Mais cette réalité utopique dépérit aux abords du piquet, froid et impassable, annonçant l’entrée de Barbaggio.Une place lourde de la plainte du silence accueille les nouveaux venus, dont l’écho des pas rebondit d’un bout à l’autre de l’artère principale, soit deux traits de bitume inachevés, appelés à se croiser.

 

Bâti à flanc de montagne, l’endroit est oublié du soleil. Une ombre constante, oppressante, enduit les toitures encore humides d’une rosée qui persiste. Jean Claude, le dos cambré dans un rocking-chair, hume l’air avec un mélange de crispation et de nostalgie. " L’odeur de pin est si forte, si prégnante, qu’elle me fait éternuer à répétition ", marmonne-t-il en appliquant sur son nez un mouchoir d’un âge aussi respectable que le sien. En contrebas, le long du lacet sinueux de la route, une ligne imperturbable de troncs flanque la chaussée. Leurs aiguilles s’éparpillent au vent, tourbillonnent. Barbaggio, en plus d’être un lieu propice aux frissons et à l’allergie, a ceci de particulier qu’il ne semble plus abriter aucune trace d’humanité,

 

Jean-Claude faisant figure d’exception en tant qu’il serait le dernier résidu d’une population depuis longtemps décimée. Car de commerces, il n’y en a point, pas plus qu’il n’y a de jardins vivaces ou de cafés sourdes des holàs de ses clients. Barbaggio est un gouffre, un paradoxe niché en plein cœur du lieu le plus touristique de France. Ici, les saison sont abolies en même temps que les civilisations. La nature, au rythme lent d’une décomposition, reprend ses droits. L’herbe pousse, fissure le goudron, repousse l’Homme. À l’idée de partir, Jean-Claude s’ébroue : " Je suis né ici. Je compte bien y mourir. Et puis je crois bien que j’aime cette ville. Elle est le dernier rempart d’une île qui perd ses valeurs ".

Thibault Lafargue

Chronique / Ville

03.05.2014

" L'art ne transforme pas. Il formule." Roy Lichtenstein

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