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Les dents
de la terre

Thibault Lafargue 
Chronique / Cuisine 
08.04.2014

A tous les égards, le requin est un prédateur, un monstre, un mastodonte dont la simple évocation fait frémir… jusqu’à ce qu’il ne soit réduit en une portion de darne. Alors, l’Homme se met à saliver…

 

Comment ne pas appréhender la première bouchée ? Comment ne pas réprimer un frisson à l’idée d’ingurgiter cette substance aqueuse, molle, qui git dans l’assiette pareille à un débris laissé pour compte ? Le mieux serait de fermer les yeux, de repousser ce plat, d’en oublier jusqu’à l’odeur diffuse.

 

Non.

Il est déjà trop tard : la sauce orangée dans laquelle la darne flotte est par trop attractive. La proie n’a plus aucune échappatoire. Elle est déjà prisonnière d’une rangée de dents suintantes, d’un regard sans vie, d’un appétit qui fait chanter l’estomac.Au lieu d’être goûtue, la victime distille en bouche une certaine amertume. Il faut avaler, recommencer, déchirer cette chair promise à la délectation. Derechef, la dentition s’ébroue, le requin, lui, se liéquéfie en lambeaux. Mieux préparé à l’offensive, le palais détecte un arrière goût qu’il est difficile de préciser.

 

Après avoir fait baigner le morceau dans le creux de ses joues, de l’avoir mastiqué jusquà en extraire toute saveur, la réponse fuse : du veau. Le requin s’apprente au veau, en plus fade, en moins accessible. La langue est prise de fourmillement, elle darde, humecte les lèvres et se recroqueville sur elle-même.Il est temps d’achever la proie. La dernière bouchée s’effectue en silence. Le requin ne souffre pas. La victoire revient à l’homme ; il a vaincu la bête. Mais alors que ce héros lèche le pourtour de l’assiette, l’arrière-goût revient lui gâter les muqueuses. Cette saveur qui n’en est pas une à des allures d’eau de mer avariée, de pourriture.

Inutile de déglutir : le mal est déjà fait.

" L'art ne transforme pas. Il formule." Roy Lichtenstein

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