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Une femme
en folie

 

Thibault Lafargue
Analyse / Peinture
07.03.2014

Un bar aux Folies Bergères constitue le " testament pictural " d’Edouard Manet (1832 -1883) en tant qu’il se veut le dernier grand tableau de l’artiste.

 

Le spectateur y retrouve une composition chargée, mêlant atmosphère nébuleuse – propre au style impressionniste – et lumières vives. Le regard est fasciné par la profusion de détails et de lignes, lesquelles scindent la toile à la fois à la verticale et à l’horizontale, opérant un surcadrage décentré de la jeune femme, qui ne cesse d’étonner, tant par l’abîme de son regard que par la récurrence du motif triangulaire dont elle fait l’objet (encadrement de son bas-ventre par le corset, forme géométrique créée par les bouteilles et son bouquet floral) comme si l’artiste avait voulu modeler le substitut d’une matrice. 

 

De là, naît l’impression d’asymétrie, rendue d’autant plus palpable par le centrage de la serveuse, centrage aussitôt contrefait par le miroir. Au lieu de réfléchir une image axée au centre, et donc invisible, le reflet s’en trouve déporté, comme si la glace avait été placée à l’oblique. L’absence au premier plan du client pose un problème d’ordre réaliste. Le spectateur est alors confronté à une sorte de réalité tronquée, où le flottement l’emporte sur la stabilité, et où, par un doigté minutieux réduisant les tribunes à un amas de hauts de formes, l’artiste rend presque audible – l’espace d’une contemplation intime - le bourdonnement de la salle.

 

En cela réside tout l’attrait de cette toile, par laquelle s’échancre une fenêtre vers un ailleurs indistinct, flou car encore inconnu, qui chatouille la curiosité en même temps qu’il ravit le regard de celui qui chercherait à y voir autre chose qu’un fragment de vie quotidienne. Le miroir, véritable pierre angulaire de ce mirage, constitue un réceptacle onirique, insolite, dépositaire d’une fièvre artistique au cœur de laquelle officierait une serveuse, potentielle reproductrice, dont le regard éteint évoquerait une intériorité justifiant à elle seule les écarts de symétrie. Cette peinture, toute paradoxale qu’elle soit, possède dans sa composition cette faculté, propre aux aurores boréales, de faire le lien entre deux univers, l’un réel et tangible, l’autre irréel et infiniment plus insondable.

 

 

" L'art ne transforme pas. Il formule." Roy Lichtenstein

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