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La princesse oubliée

Thibault Lafargue
Portrait / Danse
11.03.2014

Le bracelet virevolte, tournoie. Son éclat est d’or ; à mesure qu’il s’enroule autour de ce poignet hâlé, l’éclairage qui baigne le restaurant s’y reflète, pur et cristallin. La jeune femme, dont les traits semblent faits de cuir, ne cesse de porter la main à ce joyau qui rehausse la modicité de ses vêtements. Il y a, dans ce tourbillon incessant, une forme de grâce qu’un Européen ne peut comprendre que de moitié. Car une part d’ombre demeure, une ignorance presque innocente face au déhanché de cet avant-bras, de ces doigts qui lévitent, flottent dans l’air, comme retenus par un fil qui ne se peut voir.

 

Chonthiphon Muaensri. Le nom est à peine prononçable. Par ces sonorités moins mélodieuses qu’exotiques, il semble qu’un pan entier de la Thaïlande se soit découvert pour l’occasion. Le cadre fait office de rupture. Il est question de sodas, de chaises en plastique et d’un bourdonnement continu, celui des touristes, frappés de retard, parlant fort comme en territoire conquis, le sac-à-dos vissé sur les épaules et le short bariolé. En plein cœur de la Haute-Corse, aux abords de Saint-Florent, une princesse sirote une bière. L’endroit choisi n’est que peu éclairé. Il fait l’angle de la pièce. Par intermittences, la jeune femme jette un coup d’œil à sa montre. Chaque fois qu’elle exécute ce geste, ses sourcils se haussent, à croire que l’heure affichée ne lui convienne pas. Alors, elle laisse retomber ses mains sur la table pour mieux taquiner ce bracelet qu’elle affectionne tant. Le serveur, tout bedonnant qu’il soit, accourt pour lui passer commande. Chonthiphon ne consulte pas le menu. Depuis qu’elle a épousé un corse, deux ans plus tôt, elle est une habituée des lieux.

 

La cuisinière d’Aranyapratet

 

 " J’ai un souvenir du début " dit-elle d’un ton élégiaque. Son français, à l’image de son regard, s’avère hésitant. Après cette tentative infructueuse, elle se rabat sur un Anglais qu’elle estime plus correct. Le serveur revient, une assiette de charcuterie en main. Il n’est pas encore reparti que déjà la jeune femme prélève du bout des doigts une rondelle de figatelli. " Si on m’avait dit, enfant, que je prendrais un jour mon repas dans un restaurant corse, je n’y aurais jamais cru ", s’amuse-t-elle en mastiquant. Faisant cela, elle ferme les yeux, comme soumise à un plaisir trop intense. Son bracelet tinte. Elle déglutit et reprend de cette voix qui s’exprime par le nez et non par la bouche : " Au village de mes parents, à Aranyapratet, nous mangeons très épicé ; je voulais travailler dans les cuisines avant de faire de la danse ". Ses mots sont souvent suivis d’un silence qui dure. Econome jusque dans sa façon de distiller les éléments, elle fait glisser son index le long de l’assiette pour récolter les derniers résidus de beurre.

 

A Saint-Florent, Chonthiphon est connue pour son Pad thaï. Olivier, propriétaire de la station essence de la ville, partage ses impressions : " Ses nouilles sont délicieuses, mais ce qui est plus fascinant encore, c’est de la voir danser en robe traditionnelle ". A l’évocation de ce souvenir, où elle s’était pliée à l’exercice le soir de son mariage, la jeune femme s’évase d’un sourire si large qu’il menace de lui fendre le visage. Cette façon de taire sa gêne lui donne l’air d’une enfant embarrassée. Après un second regard porté à sa montre, elle repousse l’assiette vide et plisse ses yeux en amande, comme pour mieux s’imprégner de ce moment.

 

La danseuse de Bangkok

 

Son entrée dans la danse n’est due qu’au hasard. Alors qu’elle accompagne son père à Bangkok, un directeur de danse traditionnelle remarque l’élégance de ses pas, la souplesse de ses gestes. Il lui propose d’intégrer un club de Khon, qui figure parmi les danses les plus mérites du pays. " J’étais effrayée, avoue Chonthiphon en accueillant la daube farcie que lui tend le serveur, c’est très impressionnant pour une enfant : il y a des masques, des choses qui font peur ". Au terme de cette remarque, elle est redevenue cette même fille affolée. Ses yeux cillent, son sourire ne désemplit pas. Quelque chose dans son regard, proche d’une lueur fugitive, laisse à penser que cette innocence lui manque, qu’elle regrette ces représentations en brocarts confrontant singes et démons, princes et princesses. " J’étais l’une d’entre elle, se réjouit-elle en maniant le couteau et la fourchette, ma robe était rouge avec un col noir, et je portais un casque ! ".

 

Cette image est aux antipodes de la Chonthiphon d’aujourd’hui. Pour tout casque, elle arbore une casquette nike, pour toute robe, un t-shirt large, dépourvue de manches. Son règne, entamé à l’âge de neuf ans, prend fin à l’université de Chulalongkorn, au cours d’une représentation unique, où, sous le feu des projecteurs, elle amorce sa plus belle chorégraphie, tout en retenue et en apesanteur. Au rythme des percussions, elle pivote sur elle-même, la main tendue, comme pour accueillir un prétendant invisible. Chonthiphon ne se lasse pas de contempler cette vidéo, qu’elle garde précieusement dans son téléphone. Car c’est aussi au détour de cette soirée qu’elle a fait la rencontre de son prince.

 

L’épouse de Saint-Florent

 

Tout en frottant son bracelet, elle entame son dessert, une Dame Blanche surmontée d’un lit de chocolat. Son sourire a disparu, son nez, légèrement épatée, se retrousse. " Michael a aimé me voir en princesse, c’est pour ça qu’il est tombé amoureux ". Ce témoignage est empreint de tristesse. Derechef, elle risque un coup d’œil sur le cadran de sa montre. Ses lèvres sont pincées, sa voix, réduite à un fil. Même ses sourcils semblent lutter contre l’émotion. Ils tremblent, frémissent sur son front. Avec regret, elle dépose sa cuillère. " J’ai tout gagné à venir ici, sauf la danse ". Son timbre porte le sceau d’une confession. Michael la rejoint sous peu. A son arrivé, elle l’embrasse et laisse de quoi payer. Sur la table gisent deux billets, ainsi que le bracelet, oublié en hâte. Voilà tout ce qu’il reste de l’épouse ; de la princesse, il ne reste rien.

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Eclaicir "La Voix"

" L'art ne transforme pas. Il formule." Roy Lichtenstein

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